4

Ils rejoignirent le reste de la caravane avant l’aube, à l’heure où dans le lointain les collines commençaient à se détacher du ciel pâlissant.

Tout, dans la nouvelle vie qui l’attendait, semblait à Horty mystérieux et passionnant. Non seulement il avait fait la connaissance de gens extraordinaires, mais une foule d’énigmes fascinantes l’attendait encore, sans parler du rôle qu’il avait à tenir, du jeu qu’il devait jouer, des paroles qu’il ne devait jamais oublier. Et voici qu’apparaissait maintenant devant lui le monde de la foire. La grande avenue sombre, toute parsemée de copeaux de bois, semblait faiblement luminescente entre les rangées de baraques, précédées de leurs estrades. Ici un tube au néon encore allumé rendait semblables à des fantômes les premiers rayons timides de l’aube ; ailleurs un manège découpait dans l’air la silhouette décharnée de ses bras avides. On entendait tout autour de soi mille bruits étranges, somnolents mais incessants. Cela sentait la terre humide, le maïs grillé, la sueur et le fumier  – un fumier exotique aux relents douceâtres...

Le camion s’engagea derrière les baraques et s’arrêta enfin auprès d’une grande roulotte munie d’une porte à chaque bout.

— Nous voilà chez nous, dit Bunny en bâillant.

Horty était maintenant dans la cabine, avec les deux naines, et c’était La Havane qui était allé s’étendre à l’arrière du camion.

— Descends vite, lui ordonna Zena. Ne traîne pas. Passe par la porte, là, devant toi. Le Cannibale dort sûrement encore ; personne ne te verra. Quand nous t’aurons transformé, nous irons faire soigner ta main.

Horty s’arrêta une seconde sur le marchepied du camion, jeta un coup d’oeil autour de lui, fila comme une flèche vers la roulotte et s’engouffra à l’intérieur. Il y faisait très sombre, et il attendit Zena près de l’entrée sans oser s’aventurer plus loin. Celle-ci ne tarda pas à le rejoindre, referma la porte et tira les rideaux devant les petites fenêtres de la roulotte avant d’allumer l’électricité.

Quand il fut revenu du premier éblouissement que provoqua chez lui la lumière crue d’une forte ampoule, Horty vit qu’il se trouvait dans une petite chambre carrée, meublée de deux minuscules couchettes disposées contre les parois, et d’une petite cuisinière dans un angle ; dans l’autre se trouvait ce qui lui parut être un placard.

— Parfait, dit Zena. Maintenant, tu vas te déshabiller.

— Complètement ?

— Bien sûr, complètement.

Elle s’aperçut de sa surprise et se mit à rire.

— Ecoute-moi, mon petit loup : il faut que je t’explique quelque chose. Tu comprends, nous autres nains... A propos, quel âge disais-tu que tu avais ?

— Presque neuf ans.

— Seulement Enfin, je vais tâcher de me faire comprendre. Tu sais que les grandes personnes ordinaires prennent bien soin qu’on ne les voie jamais toutes nues. Ce n’est peut-être pas bien malin, mais c’est comme ça. Quand ils sont grands, les hommes et les femmes ne sont pas du tout faits de la même façon. Il y a bien plus de différence entre eux qu’entre les petits garçons et les petites filles. C’est pour cela qu’ils ne se montrent jamais tous nus. Au contraire, les nains, eux, restent toute leur vie pareils à des enfants, à peu près en tout, sauf peut-être pendant un an ou deux. C’est pour cela que nous autres nous ne nous embarrassons pas de toutes ces histoires. Il vaut mieux qu’il soit bien entendu, une fois pour toutes, qu’entre nous, cela ne compte pas. D’abord il n’y a que Bunny, La Havane et moi qui sachions que tu es un petit garçon. Et puis la roulotte est trop petite pour que deux personnes puissent y vivre si elles doivent passer leur temps a se cacher l’une de l’autre, pour des choses qui n’ont aucune importance. Tu comprends ?

— Je... je crois.

Elle l’aida à se déshabiller et il reçut sa première leçon dans l’art de se comporter en femme  – extérieurement, tout au moins.

— Dis-moi, Horty, fit-elle tout à coup en explorant l’intérieur d’un tiroir admirablement rangé afin de lui trouver des vêtements appropriés, qu’y a-t-il donc dans ton sac en papier ?

— Junky. C’est un diable à ressort dans sa boîte. Enfin, ça l’était avant qu’Armand ne me le casse. Je vous l’ai déjà dit. Le voleur a achevé de le démolir.

— Tu veux bien me le montrer ?

Tout en s’introduisant péniblement dans une des paires de bas de Zena, il lui désigna une des couchettes d’un mouvement de tête.

— Allez-y, dit-il.

Elle tira du sac les morceaux de carton-pâte.

— Mais il y en a deux ! s’écria-t-elle avec une soudaine véhémence.

Elle se retourna et regarda Horty avec autant de stupeur que s’il était subitement devenu violet ou que s’il lui était poussé des oreilles de lapin.

— Deux ! répéta-t-elle. Au restaurant je croyais n’en avoir vu qu’un. Et ils sont vraiment à toi ? Tous les deux ?

— Ce sont les yeux de Junky, expliqua-t-il.

— Et d’où vient Junky ?

— Je l’avais avec moi avant qu’Armand m’adopte. Un policeman m’a trouvé dans un square quand j’étais tout petit. On m’a mis dans un orphelinat. C’est là qu’on m’a donné Junky. Je crois bien que je n’ai jamais eu de famille.

— Et Junky... Attends, je vais t’aider... Junky est toujours resté avec toi ?

— Oui. Forcément.

— Pourquoi, forcément ?

— Comment donc s’accroche ce machin-là ?

Zena réprima un violent désir de pousser l’enfant dans un coin et de l’y maintenir de vive force jusqu’à ce qu’elle eût réussi à extraire de lui le renseignement qui l’intéressait.

— Je te parlais de Junky, reprit-elle cependant avec patience.

— Ah ! oui, Junky... Je tenais à l’avoir toujours près de moi. Non, pas exactement près de moi : je pouvais m’en séparer du moment qu’il ne lui arrivait rien et qu’on me le laissait bien à moi. Cela m’était égal de ne pas le voir, même pendant longtemps, mais, si on y touchait, je le savais, et si on lui faisait du mal, j’avais mal aussi. Vous comprenez ?

— Très bien, dit Zena, à la grande surprise de l’enfant.

Une fois de plus, Horty ressentit un délicieux choc au coeur : ces gens-là, décidément, paraissaient tout comprendre.

— Je croyais que tout le monde était pareil, continua-t-il. Que chacun avait, comme cela, un objet qui le rendait malade s’il le perdait. Mais je n’ai jamais pensé à en parler à personne. Et puis Armand s’est mis à me tourmenter avec Junky. Il le cachait exprès pour m’énerver. Une fois il l’a jeté à la poubelle. Cela m’a rendu si malade qu’il a fallu faire venir le docteur. Je criais tout le temps en réclamant Junky. Le docteur a dit à Armand que, s’il ne me rendait pas Junky, je mourrais. Il a appelé ça une fïx... je ne sais quoi.

— Une fixation, dit Zena avec un sourire. Je connais la chanson.

— Armand était furieux, mais il n’a pas pu faire autrement. Quand il en a eu assez de me tourmenter avec Junky, il l’a mis dans le haut du placard et n’y a plus pensé.

— Tu as vraiment l’air d’une fille, dit Zena avec admiration. D’une très jolie petite fille.

Elle posa ses mains sur les épaules de Horty et le regarda gravement dans les yeux.

— Ecoute-moi bien, Horty, dit-elle, c’est très important. Il s’agit du Cannibale. D’ici quelques minutes tu vas le voir et il va falloir que je lui raconte des histoires  – des histoires qui ne seront pas vraies. J’aurai besoin que tu m’aides. Il est indispensable qu’il me croie, sans quoi tu ne pourras pas rester avec nous.

— J’ai une très bonne mémoire, vous savez, dit Horty avec inquiétude. Je peux me rappeler tout ce que je veux. Dites-moi ce que je dois retenir.

— Parfait.

Elle ferma un instant les yeux ; elle réfléchissait profondément.

— Moi aussi, j’étais orpheline, dit-elle enfin. J’ai été recueillie par ma tante Jo. Quand je me suis aperçue que j’étais une naine, je me suis sauvée avec une troupe de saltimbanques. Je suis restée quelques années avec eux, le Cannibale m’a rencontrée et je suis venue travailler avec lui...

Elle passa sa langue sur ses lèvres.

— Ma tante Jo s’est remariée et a eu deux enfants : un garçon et une fille. Le premier est mort. La fille, c’était toi. Quand ma tante s’est aperçue que tu étais aussi une naine, elle est devenue très méchante avec toi. Tu t’es sauvée. Tu as travaillé quelque temps dans une ferme. Un des ouvriers  – le menuisier  – a eu le béguin pour toi. Hier soir il t’a surprise alors que tu étais seule ; il t’a attirée dans son atelier et t’a fait quelque chose d’horrible  – quelque chose de si atroce que tu ne peux même pas en parler. Tu comprends bien ? Si on te demande quoi, tu n’auras qu’à pleurer. As-tu bien tout retenu ?

— Bien sûr, dit Horty d’un ton rassuré. Dans quel lit est-ce que je vais coucher ?

Zena fronça le sourcil.

— Mais, mon chéri, c’est très, très important. Il faudra que tu te rappelles mot à mot ce que je t’ai dit.

— Oh ! je me rappellerai, affirma Horty.

Et à la grande surprise de Zena, il lui récita, mot pour mot, ce qu’elle venait de lui dire.

— Ça, par exemple ! s’écria-t-elle, stupéfaite.

Elle embrassa l’enfant qui rougit comme une tomate.

— Quel bon élève ! C’est vraiment formidable. Donc, c’est parfait : tu as dix-neuf ans et tu t’appelles... euh... Hortense. Comme cela, si quelqu’un t’appelait un jour Horty par mégarde et que le Cannibale te voie tourner la tête, ça n’aurait pas d’importance. Mais tout le monde te surnomme Kiddo.

— J’ai dix-neuf ans. Je m’appelle Hortense et Kiddo. Ça va.

— Très bien. Je suis désolée d’être obligée de te faire penser à tant de choses à la fois, tu sais, mon loup. Ce que je vais te dire maintenant, c’est pour nous deux tout seuls : d’abord il ne faut jamais, jamais, tu entends, que le Cannibale apprenne ce que tu m’as raconté à propos de Junky. Nous trouverons un coin dans la roulotte pour le ranger et je veux que tu ne parles de lui à personne d’autre qu’à moi. C’est promis ?

Horty acquiesça en ouvrant de grands yeux.

— Bon. Encore autre chose ; c’est très important aussi : le Cannibale va soigner ta main. N’aie pas peur, c’est un très bon médecin. Je voudrais que tu repousses de mon côté, sans qu’il puisse s’en apercevoir, jusqu’au plus petit bout de ton vieux bandage, jusqu’au moindre débris de coton dont il se sera servi. Il ne faut pas qu’il reste une seule goutte de ton sang dans la roulotte, tu m’entends. Pas une goutte. Je lui offrirai de tout nettoyer moi-même. Il sera très content, il a horreur de ça. Toi, tu m’aideras de ton mieux. D’accord ?

Horty lui promit d’y penser. A ce moment, La Havane et Bunny frappèrent à la porte. Horty sortit le premier, en cachant sa main blessée derrière son dos. Ils le prirent pour Zena et, quand celle-ci sortit en riant de la roulotte, elle sauta de joie en les voyant regarder Horty avec stupeur.

— Sacrédié ! dit La Havane qui en laissa tomber son cigare.

— Mais, Zena, il est adorable, s’écria Bunny.

Zena leva son index minuscule.

— Elle est adorable. Tâche de ne pas l’oublier !

— Je me sens tout drôle, dit Horty en tortillant sa jupe entre ses doigts.

— Où diable as-tu dégoté ces cheveux-là ?

— Une simple paire de fausses nattes, dit Zena. Elles vous plaisent ?

— Et la robe ?

— Je l’avais achetée il y a quelque temps, mais je ne l’avais jamais portée. Elle était trop juste de poitrine... Venez, les enfants ; allons réveiller le Cannibale.

Ils se faufilèrent entre les roulottes.

— Fais de plus petits pas, recommanda Zena. Là, c’est mieux. Tu te souviens bien de tout ?

— Naturellement.

— Tu es un bon... une bonne fille, Kiddo. S’il te pose une question à laquelle tu ne saches pas répondre, contente-toi de sourire. Ou de pleurer, si tu préfères. Je serai à côté de toi.

Sur le flanc d’une longue roulotte argentée, rangée derrière une tente, s’étalait une énorme affiche bariolée représentant un homme en chapeau haut de forme, avec de longues moustaches pointues et des éclairs en zigzag qui lui sortaient des yeux. En dessous on pouvait lire en lettres flamboyantes :

 

TOUT CE QUE VOUS PENSEZ

MEPHISTO LE SAIT

 

— Il ne s’appelle pas Méphisto, expliqua Zena. Il s’appelle Ganneval. Avant de devenir forain, il était médecin. Tout le monde l’appelle le Cannibale. Ça lui est égal.

La Havane frappa à la porte de la roulotte.

— Hé ! Cannibale, vous allez roupiller comme ça toute la journée ?

— Je te congédie, grommela une voix, à l’intérieur de la roulotte.

— Si vous voulez, dit La Havane sans s’émouvoir. Venez donc un peu voir ce qu’on vous a ramené.

— Si c’est une nouvelle recrue, rien à faire, dit une voix encore toute pâteuse de sommeil.

On entendit néanmoins quelqu’un bouger à l’intérieur de la roulotte. Bunny poussa Horty en avant et fit signe à Zena de ne pas se montrer. Elle s’aplatit contre la paroi.

La porte s’ouvrit enfin. L’homme qui apparut soudain dans l’encadrement du chambranle était très grand et d’aspect cadavérique, avec des joues creuses et une longue mâchoire bleuâtre. Dans la lumière matinale ses yeux semblaient deux trous sombres, au fond de ses orbites profondes.

— Qu’est-ce qu’il y a ? grogna-t-il.

Bunny lui montra Horty du doigt.

— A votre avis, Cannibale, qui est-ce ?

— Qui est-ce ? répéta-t-il en jetant un coup d’oeil étonné. Mais Zena, naturellement. Bonjour, Zena, ajouta-t-il sur un ton plus courtois, tout à coup.

— Bonjour ! lança Zena qui sortit en riant de sa cachette.

Le Cannibale regarda tour à tour Zena et Horty.

— Aïe, ma caisse ! gémit-il. Un numéro de jumelles ! Et si je ne l’engage pas, tu me plaques, Bunny et La Havane aussi, bien entendu ?

— Tu vois bien qu’il sait lire les pensées des gens, dit La Havane en poussant Horty du coude.

— Elle s’appelle comment, ta nouvelle petite soeur ?

— Papa a tenu à ce que je sois baptisée Hortense, récita Horty, mais tout le monde dit Kiddo.

— Excellente idée, fit le Cannibale d’une voix aimable. Ecoute-moi bien, Kiddo : je t’avertis que votre bluff à tous les quatre ne prend pas. Tu vas me débarrasser le plancher, et si tes copains ne sont pas contents, ils peuvent faire comme toi. Si je ne vous revois pas sur la route à 11 heures, ce matin, j’aurai compris ce que vous avez décidé.

Il referma sa porte avec douceur, mais fermeté.

— Oh ! là là... gémit Horty.

— T’en fais pas, dit La Havane en souriant. Il ne parle pas sérieusement. Il passe ses journées à mettre tout le monde à la porte. Quand c’est sérieux, il vous règle votre compte. Va un peu lui parler, Zena.

Zena heurta de son poing délicat la porte d’aluminium de la roulotte.

— Monsieur le Cannibale, chantonna-t-elle.

— Je suis en train d’arrêter votre compte, lança la voix, de l’intérieur.

— Je vous en prie, insista Zena. Rien qu’une seconde.

La porte se rouvrit. Le Cannibale avait de l’argent plein les mains.

— Alors ? dit-il.

Horty entendit Bunny murmurer :

— Tiens bon, Zena, tiens bon.

Zena fit signe à Horty qui s’avança avec hésitation.

— Montre-lui donc ta main, Kiddo, dit-elle.

Horty étendit sa main blessée devant lui. Zena retira un à un les mouchoirs souillés de sang. Le dernier avait collé aux chairs et Horty laissa échapper un gémissement quand Zena voulut le détacher. L’oeil exercé du Cannibale n’en distingua pas moins que trois des doigts de l’enfant étaient irrémédiablement condamnés et que le reste de la main était en fort piteux état.

— Comment diantre t’es-tu fait arranger comme ça, petite ? hurla-t-il.

Horty effrayé fit un pas en arrière.

— Kiddo, va donc un peu là-bas avec La Havane, tu veux ?

Horty s’éloigna avec reconnaissance. Zena commença à parler rapidement à voix basse au Cannibale. Horty ne distingua que quelques mots par-ci, par-là : « ... Une secousse terrible. Surtout ne l’y faites jamais penser... C’était le menuisier... Il l’a attirée dans son atelier... Quand elle... il lui a serré les doigts dans son étau... »

— Et on s’étonnera après ça que je sois devenu misanthrope, gronda le Cannibale.

Il posa une question discrète à Zena.

— Non, dit celle-ci. Elle a pu s’échapper à temps. Mais sa main...

— Viens un peu ici, Kiddo, dit le Cannibale.

Son visage présentait un remarquable spectacle.

Sa voix chantante semblait sortir de ses narines, fendues comme au burin, qui, brusquement, étaient devenues deux trous ronds, aux bords dilatés. Horty pâlit.

La Havane le poussa doucement en avant.

— Vas-y, Kiddo. Il n’est pas en colère après toi ; il te plaint. Va donc !

Horty s’avança timidement et grimpa les marches qui conduisaient à la porte de la roulotte.

— Entre, ordonna le Cannibale.

— A tout à l’heure, dit La Havane.

Il s’en alla avec Bunny. Au moment où la porte se refermait derrière Zena et lui, Horty se retourna et aperçut Bunny et La Havane en train de se serrer gravement la main.

— Assieds-toi là, dit le Cannibale.

L’intérieur de la roulotte était étonnamment vaste. Le petit lit posé contre la paroi avant était en partie dissimulé par des rideaux formant alcôve. La roulotte contenait en outre une petite cuisine très propre dans un coin, un appareil à douches, un coffre-fort, une grande table, des casiers de bois et plus de livres qu’on se serait attendu à en voir dans un espace si réduit.

— Ça te fait mal ? murmura Zena.

— Pas beaucoup.

— Ne t’occupe pas de ça, grommela le Cannibale.

Il préparait de l’alcool, du coton et une seringue à injections hypodermiques.

— Que je t’explique d’abord ce que je vais te faire, dit-il : rien que pour ne pas imiter les autres docteurs, je vais anesthésier le nerf de ton bras gauche tout entier. Quand j’enfoncerai mon aiguille, cela te fera un peu mal, mais pas beaucoup  – guère plus qu’une piqûre d’abeille. Après ça ton bras te semblera tout drôle, comme s’il devenait un ballon en train de se gonfler. Je nettoierai ensuite ta main, mais tu ne sentiras plus rien.

Horty lui sourit. Malgré ses surprenants changements d’intonation, son humour plutôt noir et l’atmosphère de cruauté qui l’entourait, il y avait chez cet homme étrange une douceur secrète que l’enfant trouvait extrêmement attirante. Elle le faisait penser à la douceur de Kay, de la petite Kay à qui il était bien égal qu’il eût mangé des fourmis vivantes. Mais en même temps il devinait chez le Cannibale une cruauté assez voisine de celle d’Armand Bluett. A défaut d’autre chose, le Cannibale servirait donc à Horty de lien avec son passé  – momentanément tout au moins.

— Allez-y, dit Horty.

— Bravo, petite ! Tu es courageuse, c’est bien.

Le Cannibale se pencha sur la main de l’enfant tandis que Zena suivait tous ses mouvements avec un intérêt passionné, écartait adroitement les objets qui auraient pu le gêner, bref lui facilitait la tâche de son mieux. Il s’absorbait tellement dans son travail que si, par hasard, il avait encore en réserve d’autres questions à poser à « Kiddo », il les oublia totalement.

Quand il eut terminé, Zena remit tout en ordre.